J’ai franchi les portes de Kiev. Rêve ou réalité? Qu’importe! Tout au-delà des portes semble surnaturellement si réel. La ville bombardée est désertée. Seule la statue de la Matouchka Rossia est restée intacte. C’est trop d’austérité, de gravité et de silence. Un silence de pierre comme celui d’anciennes religions et d’anciennes civilisations devenues aphones. On croirait assister au triomphe lithologique du gris et de la poussière de gneiss. Dans cette ville abandonnée par ses fantômes, j’ai l’étrange sentiment que tout peut basculer. Et que dire de cette insistante et intangible poussière qui flotte dans l’air stagnant et qui tait des épopées et des histoires singulières ?
J’en suis à ces impressions quand j’entends quoiqu’encore très faible un bruit semblable à celui d’un serpent qui rampe sur l’asphalte. Soudainement, au coin d’une rue, une silhouette apparaît, une silhouette qui semble être celle d’une vieille dame. C’est une vieille femme dont il est impossible d’attribuer un âge tant le temps s’acharne à la maintenir en vie. Toute courbée, rabougrie, bossue, sculptée par l’arthrite, elle se traîne, indestructible telle Mère Courage, enveloppée comme un oignon dans des couches de morceaux de vêtements déchirés jaunes, gris et moisis. Un zéphyr à tête de vizir turc se lève pour disparaître aussitôt.
La vieille centenaire m’a aperçu et quand j’essaie d’immobiliser son regard, je me sens avalé par les profondeurs noires de la Terre. Je la suis de loin. Au tournant d’une rue, elle disparaît et j’aperçois alors un enfant chauve tout recroquevillé sur lui-même qui semble purger une pénitence comme celle réservée aux mauvais garnements qu’on forçait à la retenue dans le coin d’une salle de classe. Quelque chose contraste entre son immobilité et celle des stèles des bâtiments bombardés, quelque chose de l’ordre de la détention éternelle dans un corps encore doté de vie, mais qui n’a plus de volonté autre que celle de respecter sans manifester la pénitence qui a scellé son âme, blonde comme la lumière des steppes quand elle danse avec la poussière des villes. Il voulait des châteaux… Le voici réduit à un carré de sable aux frontières infranchissables. Cet enfant plongé en lui-même fut jadis un homme qui se mesurait aux tigres, aux ours et aux grands de ce monde. Il était fier comme le premier empereur mésopotamien Gilgamesh, rien n’était à l’épreuve de ses défiances et il aimait par-dessus l’ordre et la puissance, essentiellement les siens.
Dans la stridence silencieuse et aigüe de Kiev, les bâtiments sont les cartilages des ailes d’étranges créatures de rêves! Ici tout à sa doublure, malgré ce nimbe radioactif de Tchernobyl réactivé. Un jeu de poupées gigognes et de pelures d’oignons qui cache un atome fertile de Terre promise.
J’avais oublié que c’était le premier jour du printemps. Subrepticement, je sens que je dois détourner mon attention de la scène avec l’enfant et me retourner. Je vois alors la vieille dame franchir la grande porte de Kiev pour disparaître dans la steppe ancestrale. Elle a retiré ses pelures de misère et apparaît alors dans toute sa gloire avant de s’évanouir dans la rosée.
Les cloches de la Kiev restaurée se mettent alors à sonner et les rues se remplissent de ses habitants comme dans ces toiles des peintres flamands. Les gratte-ciels et les tours d’habitation construites à l’époque de la Russie soviétique sont disparus et à leur place de vieilles chaumières sont apparues qui laissent s’échapper des filets de fumée parfumée de leurs âtres. Je comprends alors la prophétie du Père Zosime relatée par Dostoïevski dans Les Frères Karamazov au sujet de la réinstauration de la Jérusalem céleste, de la cité éternelle du Christ-Roi, une fois le dernier orgueil vaincu, déposé aux pieds de la grande Déméter russe, la Matouchka Rossia dont il ne reste que le cartilage dans la cité légendaire.
Lug 03-03-2022
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